Un
livre, c’est un peu comme un film : il y a souvent des
morceaux de pellicule qui se retrouvent sur le plancher de la salle
de montage. À la toute fin de la rédaction de Un
dernier baiser avant de te tuer, j’ai supprimé la scène
ci-dessous. Margaret, peu après son arrivée au
chalet, emmène Claire en balade en vélo jusqu’au
village, et, une fois sur place, laisse la petite fille affamée se
gaver de junk food alors qu’elle sait fort bien que cela
risque de la rendre malade... ce qui arrive. Je trouvais cette scène
intéressante, qui soulignait le côté pervers de Margaret, et aussi
la façon dont cette dernière jouait sur
les rivalités entre Claire et Hughes, mais, comme elle ne faisait
pas avancer l’histoire, j’ai décidé de la couper. La voici.
9
Puisqu’il
ne sert à rien de construire des châteaux anti-marées au bord du
lac, Claire et Hughes décident de bâtir une digue.
— On
va faire un socle avec des gros cailloux, et ensuite entasser des
cailloux plus petits.
Ils
y passent beaucoup de temps. Vers la fin de l’après-midi, Claire
voit Margaret sortir du chalet en maillot de bain. Elle a une longue
silhouette toute maigre, et la peau qui pend. Elle a enfilé un
bonnet de caoutchouc rose à pois blancs. Elle arrive au bord de
l’eau, se mouille la nuque, puis avance dans le lac. Elle commence
à nager sur le dos. Ses bras osseux frappent l’eau en rythme,
comme des baguettes ; flic,
floc. Le
mouvement n’est pas très rapide, mais on a l’impression qu’elle
pourrait nager ainsi pendant des heures. Elle s’éloigne peu à
peu ; son bonnet à pois finit par ressembler à un ballon
abandonné sur le lac. Puis le bonnet grossit à nouveau ; le
rythme est toujours le même, flic,
floc, flic, floc.
Claire a l’impression que Margaret ne tire aucun plaisir d’être
dans l’eau. Elle nage, c’est tout.
— On
a bien avancé, fait Claire en regardant la digue qui s’avance dans
le lac sur plus d’un mètre.
Elle
s’étire.
— Je
vais aller lire un peu. On continuera demain.
Elle
s’installe sur la véranda. Margaret sort de l’eau, va se
changer, la rejoint.
— Tu
es allé loin, dit Claire pour dire quelque chose.
Elle
a plutôt envie de dire Ce
n’est pas une bonne idée d’aller aussi loin quand on est malade
comme toi. Si
Margaret avait eu besoin de sucre au milieu du lac, qui le lui aurait
apporté ?
— Il
faut toujours aller le plus loin qu’on peut.
— Papa
ne veut pas que je m’éloigne trop. Je nage bien, pourtant.
— Il
a raison. Tu es petite.
Un
démon pousse Claire à répliquer :
— Je
ne suis plus une petite fille. Je suis sûre que je peux nager aussi
loin que toi.
— Peut-être.
Claire
hésite. Elle n’a pas vraiment
envie de nager aussi loin que Margaret et de se retrouver toute seule
au milieu de lac. D’un autre côté, elle déteste qu’on lui dise
qu’elle n’est pas assez grande pour faire ceci ou pour faire
cela, ou qu’on doute de ses capacités à le faire.
— Tu
pourrais commencer par aller au village à bicyclette, dit soudain
Margaret.
Ça,
Claire n’y avait pas pensé. Le village est quand même assez loin.
— Demain
matin, quand il fera encore frais, on pourra y aller, toutes les
deux. Je prendrai le vieux vélo de ta mère. On laissera Hughes à
Simone, si elle veut bien.
***
Simone
veut bien garder Hughes, mais Hughes, lui, n’est pas d’accord du
tout. Pourquoi ne peut-il pas aller au village, lui aussi ?
Claire a beau lui expliquer dix fois qu’il est trop petit, ils se
disputent.
— Et
la digue ? crie-t-il. Quand est-ce qu’on finira la digue ?
— On
la finira après !
La
discussion s’envenime. Margaret les sépare, et le frère et la
sœur passent la soirée chacun de leur côté.
Le
lendemain matin, Claire et Margaret se préparent pour leur
expédition. Margaret met dans son sac de la nourriture – œufs
durs, fruits, pain –, de quoi boire, et aussi quelques morceaux de
sucre. Hughes semble maintenant plus triste que boudeur. Claire a
toujours détesté le voir comme ça. Elle décide de parler à
Margaret.
— Est-ce
qu’on pourrait plutôt faire une balade plus courte, pour que
Hughes puisse venir avec nous ?
Margaret
la regarde sévèrement.
— Si
tu veux réussir dans la vie, il ne faut jamais te retenir sous
prétexte que les autres ne peuvent pas te suivre. Tu feras d’autres
choses avec ton frère.
Claire
ne trouve rien à répondre.
Hughes
a disparu chez Simone. Avec un léger pincement au cœur, Claire va
chercher son vélo dans la remise. Margaret a récupéré le vélo de
sa mère, elle gonfle et vérifie les pneus, puis ajoute un peu
d’huile à la chaîne. Enfin, elles prennent la route. Il fait
beau, il n’y a pas un nuage.
Quand
Claire fait de la bicyclette avec son frère, ils s’amusent à
accélérer, debout sur les pédales, puis à ralentir, à s’arrêter,
parfois à faire demi-tour. Elle sent que ce genre de fantaisies ne
serait pas du goût de Margaret.
— Il
faut pédaler régulièrement, sans à-coups. Avancer toujours à la
même vitesse, un peu plus lentement dans les côtes, un peu plus
vite dans les descentes. La régularité dans l’effort, c’est le
secret pour faire du chemin sans se fatiguer.
Claire
revoit Margaret nager : flic-floc, flic-floc. À vélo, c’est
pareil. Docilement, elle suit le rythme.
Et
elle s’aperçoit qu’elles avancent bien. De temps en temps, elles
croisent une voiture, et le nuage de poussière les force à
s’arrêter quelques instants. Margaret croque alors un morceau de
sucre ou mange un biscuit. Puis elles descendent dans la vallée.
Elles arrivent au village. Claire se sent ravie, et pas fatiguée du
tout. Par contre, elle meurt de faim.
— Tu
vois, tu as pu y arriver. C’est très bien. En récompense, je te
paie ce que tu veux pour le repas.
Et
Claire se retrouve face à un hamburger, un hot-dog, et des frites
bien grasses.
Elles
mangent sur un banc, sur la rue principale ; Margaret, qui a sa
propre nourriture, ne peut pas aller dans le restaurant.
Claire
finit de manger avant Margaret.
— Tu
veux un dessert ? lui demande cette dernière quand elle a
terminé son propre repas.
Claire
n’a plus vraiment faim, mais par gourmandise prend un énorme
milk-shake. Margaret commande un café, sans lait ni sucre. Cette
fois, elles sont assises dans le restaurant.
— On
va en profiter pour faire quelques achats, avant de rentrer.
Claire
la suit dans les boutiques. Elle se sent un peu lourde, elle se dit
qu’elle ferait bien la sieste.
Elles
reprennent la route.
Au
milieu de la côte, Claire doit s’arrêter.
Elle
se tord littéralement de douleur.
Elle
se réfugie derrière un buisson, dans le bas-côté.
Margaret
s’approche, sort un mouchoir qu’elle humecte d’eau et pose sur
son front.
Claire
a trop mal au ventre pour remonter sur selle.
Elles
poussent leurs vélos, lentement.
Margaret
ne dit rien. Simplement, de temps en temps, elle lui passe le
mouchoir mouillé sur la figure.
Ça
fait beaucoup de bien.
— Quelqu’un
arrive.
Margaret
pose son vélo sur le bord de la route, se met en travers, et fait de
grands gestes au véhicule qui approche. Quelques instants plus tard,
Claire se retrouve sur un siège très dur, avec de la paille.
Margaret remercie le chauffeur. Claire n’écoute pas ; elle a
besoin de toute son énergie pour serrer les dents.
— Nous
y sommes, dit Margaret lorsqu’ils arrivent au niveau du chalet.
Elle
aide Claire à descendre et lui dit de rentrer à la maison. Claire
descend lentement vers le chalet, tête basse, main sur le ventre, et
doit s’appuyer sur la rampe pour monter les marches vers la porte.
Margaret
récupère les vélos, remercie encore le chauffeur qui les a
dépannées, puis, posément, croque un morceau de sucre avant de
descendre le chemin à son tour.
10
La
soif réveille Claire. C’est le soir. Il fait très chaud, comme
pendant les canicules à Montréal. Ses draps sont trempés.
Elle
se traîne jusqu’à la salle de bain. La porte a gonflé avec la
chaleur, et ne ferme plus. Claire aime que la porte soit fermée
quand elle est aux toilettes. D’habitude elle pousse, tire,
soulève, se bat jusqu’à ce que la porte finisse par s’enclencher,
et sa mère lui répète souvent Un
jour la poignée te restera entre les mains et tu resteras coincée à
l’intérieur,
mais aujourd’hui elle n’a pas l’énergie de forcer, et se
contente de rabattre la porte.
Elle
est fatiguée, mais son mal de ventre a disparu. L’eau qui coule
est désagréablement tiède. Elle ouvre le robinet en grand. Elle a
envie d’eau bien fraîche. Leur mère refuse d’en mettre au
frigo, elle dit que c’est malsain.
Quand
elle arrive dans la cuisine, elle y trouve Margaret.
— Ça
va mieux ?
Claire
hoche la tête.
— J’ai
envoyé ton frère chez Simone, pour être sûre qu’il ne te fasse
pas de bruit. Il est petit, encore, et on a beau lui expliquer qu’il
doit rester calme, il oublie très vite. En plus, la chaleur
l’énerve. Veux-tu grignoter quelque chose ? Il y a du poulet
froid et du jambon.
Claire
prend un minuscule morceau de poulet, qu’elle mâche sans
conviction. Son mal de ventre est oublié, mais ce qui l’ennuie, ce
qui l’ennuie beaucoup, c’est que Margaret l’ait vue dans cet
état.
Elle
sent venir le sermon. Margaret n’est pas du genre à laisser passer
une telle occasion. Claire est donc très surprise lorsque cette
dernière lui dit :
— Ce
n’est pas ta faute si tu as été malade. Adelle Davis en parle,
dans son livre Let’s
eat right to keep fit.
Certaines personnes réagissent à certaines nourritures et doivent
faire un peu plus attention que les autres.
— Je
peux manger de tout, dit Claire sur la défensive.
© 2018
Jean-Philippe Bernié
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