Claire et la Chose



Au début de l’écriture d’un roman, on introduit dans la tapisserie de l’intrigue des fils dont on ne sait pas trop ce qu’ils deviendront par la suite, ni même s’ils deviendront quelque chose. C’est le moment où l’ouverture d’esprit doit être totale : le roman est une page blanche, tout est possible, et il ne faut surtout pas écarter les idées qui se présentent. Il sera toujours temps, plus tard, de le faire. J’ai déjà parlé de l’élimination d’une scène de Un dernier baiser avant de te tuer parce qu’elle ne faisait pas avancer l’action ; aujourd’hui, je vous présente un fil de l’intrigue que j’ai introduit dans les premières pages, au hasard de l’imagination du moment, et qui est resté en place jusqu’à ce que je décide, en révision finale du manuscrit, de le supprimer après m’être rendu compte qu’il ne menait finalement à rien.

Il s’agit de la Chose.

Dans le brouillon de mon roman, la Chose apparaissait deux fois : tout d’abord, au début des vacances, lorsque la mère de Claire amène cette dernière au village pour faire quelques achats.

Elles prennent la voiture. Le village est niché entre les collines ; tout le monde le trouve très joli, Claire le trouve sans intérêt.
Tu as la liste ?
Claire suit docilement sa mère qui va d’une boutique à l’autre. Avec un agacement grandissant, elle voit sa mère examiner les morceaux de viande pendant un temps infini, discute longuement avec le boucher, tandis que la file s’allonge derrière elles. Quand elles repartent sans avoir rien acheté, sous le regard des autres clients, Claire se sent rougir. Pourquoi sa mère ne se rend-elle pas compte que ce qu’elle fait, ça ne se fait pas ?
On va aller à l’autre boucherie. Je crois que c’est de meilleure qualité là-bas.
On aurait dû commencer par là, alors, laisse échapper Claire.
Un silence glacé lui répond. Claire laisse partir ses pensées. Dans quelques minutes elle aura de nouveau les pieds dans l’eau.
C’est alors qu’elle voit la Chose.
Claire, ne traîne pas.
Claire accélère le pas, tout en jetant à la dérobée un regard à la Chose lorsqu’elles passent devant son banc. La Chose est un homme d’un certain âge, avec une vieille chemise, un pantalon marron et un chapeau. L’été dernier, chaque fois qu’ils venaient au village, ils le voyaient, toujours sur ce banc. Un jour, ils sont arrivés un matin, l’homme sur le banc était déjà là, et quand ils sont repartis en fin de journée, il y était encore.
C’est une chose, avait décrété Hughes. C’est la Chose.
Attends-moi quelques minutes, dit sa mère avant d’entrer dans une cabine téléphonique.
Claire reste plantée là. Elle se demande si la Chose a passé tout l’hiver sur son banc. Elle entend vaguement sa mère, qui parle anglais, et qui a un léger sourire lorsqu’elle ressort de la cabine.
***
J’ai vu la Chose, annonce Claire à Hughes dès leur retour.
Quelle chose ?
Tu sais bien ! La Chose !
Hughes ouvre des yeux ronds, puis retourne jouer au bord du lac. Claire est agacée. Comment son frère a-t-il pu oublier la Chose ? Il oublie toujours tout. Claire, elle, se souvient de tout ce qui lui arrive, et de tout ce que les gens disent.
Plutôt que d’aller jouer au bord du lac, elle décide de lire un peu. Où est le livre qu’elle avait la veille ?

La Chose faisait son second caméo bien plus tard, l’été suivant, lorsque Simone amène les deux enfants au village dans sa Coccinelle décapotable :

Simone sort la voiture de la remise. Le moteur de la Coccinelle fait un bruit épouvantable, Claire n’a jamais entendu une auto faire un bruit pareil, mais il paraît que c’est normal. Simone ouvre le toit et ils se mettent debout. Quand la voiture démarre, Hughes crie de bonheur. Claire résiste un peu, puis crie avec lui. Il crie encore plus fort et ils se retrouvent tous les deux à hurler tant qu’ils peuvent. Ça devrait déranger Simone, mais elle ne dit rien jusqu’à ce qu’ils arrivent en vue du village.
Criez moins fort, sinon les gens vont s’imaginer je ne sais quoi…
Ils se calment un peu. Claire a tellement crié qu’elle en a la tête qui tourne.
Et elle voit la Chose.
La Chose !
Hughes voit la Chose lui aussi, se met à hurler :
La Choooooose !
C’est toujours le même homme, toujours sur le même banc, toujours habillé de la même façon, et toujours avec le même chapeau. Quand ils le dépassent en criant, la Chose tourne la tête vers eux, et n’a pas l’air de très bien comprendre ce qu’ils lui veulent.
Puis ils se retrouvent devant deux grandes glaces. Et, cette fois, Claire n’a pas mal au ventre.

C’était tout pour la Chose. Une fois le roman terminé, je l’ai fait lire à mes « primo-lecteurs », comme on dit dans le milieu pour désigner les cobayes à qui les écrivains infligent leurs brouillons, et l’un d’eux, Denis, m’a fait observer à propos de la Chose qu’ « on s'attend un peu à ce qu'il ait un rôle plus important alors qu'il n'apparaît que quelques lignes en deux endroits du texte. »

Denis avait tout à fait raison. J’aimais beaucoup la Chose, probablement parce qu’il me rappelait un souvenir d’enfance – tous les villages, en France comme au Québec, ont leur Chose, et les villages les plus chanceux peuvent même en avoir plusieurs –, mais je devais bien avouer qu’il n’était pas indispensable à l’intrigue et qu’il pouvait même nuire, puisqu’il suscitait chez le lecteur des attentes qui n’étaient pas satisfaites. J’ai vaguement pensé à des solutions pour lui sauver la peau – par exemple Claire pourrait le revoir à l’hôpital, en robe de chambre et sous perfusion, lorsqu’elle faisait sa fausse crise d’appendicite –, mais Denis m’a gentiment fait comprendre que c’était complètement tiré par les cheveux. J’ai fini par conclure, à regret, que la Chose ne constituait qu’une distraction inutile.

Je suis quand même bien content de l’avoir ressuscité(e) à l’occasion de cette petite note.

(PS Si vous avez des idées concernant ce que j’aurais pu faire avec la Chose, n’hésitez surtout pas à les indiquer en commentaires !)

© 2018 Jean-Philippe Bernié

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